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Zanette, c'était son nom de Jeanne, de Jeannette, comme elle le
prononçait en zézayant, lorsqu'elle était toute petite. Tel il lui était
resté. Ce qui, aussi, lui était resté, c'était sa grâce d'enfance, on ne
sait quoi de tout mignon, de plus jeune qu'elle-même. Elle était belle
de ses beaux seize ans, de son profil de Grecque, et de ses cheveux
noirs, qui, sous le hennin à l'arlésienne, pendaient lourdement sur la
blancheur dorée de son cou.
Elle avait seize ans avec l'air d'en avoir douze. Pourtant, on sentait
la vie jeune et forte palpiter dans la chapelle, c'est-à-dire dans
l'entre-bâillement des fichus aux plis innombrables, qui laissent voir
un peu de la poitrine nue sur laquelle brille la croix d'or suspendue à
la chaînette des grand'mères.
Zanette vivait à la ferme de la Sirène, bien tranquille à soigner ses
poules, ses lapins, auprès de son père, maître Augias, le bayle. À
l'ordinaire elle allait en Arles tous les dimanches.
Et bien souvent, assise au bord du Petit Rhône, seule, sous les saules
et les aubes, elle rêvait en regardant l'eau, l'eau qui s'en allait vers
la mer, vers la mer si grande, où des bateaux vont et viennent, comme
des bêtes de rêve, comme de grands oiseaux aux ailes blanches.... Un
songe d'inconnu accompagnait toujours Zanette. Ses beaux seize ans
espéraient.
...N'est-ce pas qu'elle porte un joli nom, la ferme de la Sirène? La
Sirène (la Sereno) si vous interrogez les paysans, ils vous le diront,
est un oiseau de passage, qui jamais ne s'arrête chez nous, et qui
traverse seulement notre ciel, très haut. Quelquefois, le laboureur, en
novembre, arrête son attelage, parce qu'il a entendu une harmonie
lointaine, confuse, comme un son prolongé de viole ou de mandoline....
Et il écoute, en rêvant....
Ce sont les sirènes qui passent là-haut, tout là-haut. Elles sont plus
petites que des tourterelles et leurs plumes miroitantes ont toutes les
couleurs de l'arc-en-ciel. On ne sait pas si la musique qu'elles font
sort de leur gosier ou vient simplement de le vibration de leurs ailes.
On croit plutôt que leur vol est harmonieux. Leur voix y ajoute une
seule note qui, de temps en temps, scande et domine la mélodie des
ailes.... Un jour, dit-on, comme on venait à peine de construire le
château et sa ferme, une sirène un instant se posa sur le bouquet de
tamaris en fleurs que les maçons plantent au bout d'une perche, sur la
toiture, dès qu'elle est achevée. Et le château, et la ferme qui le
touche, furent, voilà bien longtemps, baptisés du nom qu'ils portent
encore.
Entre la ferme et la château, une vieille chapelle décrépite, où jadis
on disait la messe, se dresse, étroite et longue.
On la dirait bâtie sur le modèle des huttes camarguaises.
Les huttes sont en «tape», en argile desséchée, recouvertes de roseaux,
et la chapelle est en moellons, et recouverte de pierres plates, mais
les deux toits ont la même forme, celle d'un bateau long, la quille en
l'air; et sur leurs toitures, les cabanes, aussi bien que la chapelle,
portent toutes une croix penchée, comme renversée en arrière. Toutes ces
croix penchantes font songer au mistral éternel qui incline ainsi un peu
tous les arbres des plaines provençales, dans la même direction. Tous
ils gardent un peu la marque du vent maître, «magistral», à qui les
Romains avaient élevé un temple, comme à la puissance divine,
protectrice de ce pays qu'il balaye et assainit sans cesse.... Elles
donnent encore, les petites croix qu'on plante ainsi à dessein penchées,
l'impression des choses de la religion, à la fois vaincues et
résistantes. Elles sont là, tenaces mais inclinées, jamais arrachées
mais toujours penchantes, et elles disent le triomphe obstiné d'une foi
sans relâche battue des vents....